Il y a de cela quelques mois, lors d’un séminaire de micro-entrepreneurs, les participants devaient se présenter un à un et exposer à l’assistance les grands axes de leur projet. Consigne avait été donnée de rester concis. Le formateur souhaitait seulement se forger une idée générale des profils présents dans la salle. Quand vint mon tour, j’expliquai donc en deux mots qu’après avoir travaillé une vingtaine d’années pour la presse, j’aspirais désormais à écrire des biographies pour particuliers. Le formateur, un type fort sympathique, fut séduit par la démarche, mais tiqua sur un point : « En tant qu’ancien journaliste, j’imagine que vous vous concentrerez tout de même, en priorité, sur des bios de personnalités… » J’insistai : « Ah non, pas du tout ! Comme je le disais à l’instant, je compte me pencher plutôt sur les anonymes… » Mon interlocuteur, en l’occurrence expert en marketing digital, parut incrédule, et même un peu déçu. Selon lui, c’était presque un non-sens qu’avec mon CV, je ne cherche pas à vendre mes services d’abord à des « people », des figures médiatiques, des gens connus et si possible fortunés, afin de rentabiliser au plus vite mon affaire.
De mon côté, j’étais pris au dépourvu. Je n’avais pas du tout anticipé une telle réaction. C’est qu’en fait, je dois l’avouer, je me contrefiche assez des considérations autour de la célébrité.
Qu’on se rassure : loin de moi l’idée de bouder les stars ! Je suis hostile à toute forme de discrimination. S’il se trouve une vedette pour me confier sa bio, à la bonne heure ! J’examinerai la proposition avec soin. Pour autant, je ne cours pas après les projecteurs et les paillettes. Je n’ignore pas que les frasques du prince Harry, les problèmes de prostate du roi Charles, les états d’âme de tel ou tel candidat malheureux d’un télécrochet peuvent fasciner les foules. Mais moi, ce qui m’importe plutôt, ce qui excite ma curiosité, ce sont les individualités perdues dans la masse, les vies a priori ordinaires. Je dis « a priori », car justement, la simplicité apparente recèle parfois de véritables trésors d’humanité, qui mériteraient bien eux aussi leur moment de gloire.
Dans mon précédent métier, j’ai croisé assez de sommités pour comprendre que le degré de visibilité publique n’est pas toujours proportionnel aux qualités intrinsèques de la personne et de ses réalisations. Certains intellectuels qui nous aident à penser le monde, certains militants du bien commun sont connus et reconnus par la société, et c’est heureux ; d’autres le sont moins et on peut trouver cela injuste. Je ne doute pas que la célébrité soit, le plus souvent, « méritée ». Mais ne soyons pas naïfs ! Elle est aussi affaire de bonnes relations, de connivences au sein d’un « entre-soi » élitiste. Et il existe tout un panel de nuances dans les moyens d’accéder à la lumière médiatique. On peut tout à fait avoir de l’entregent, et ne pas en dépendre pour autant. On peut également gagner à être connu, pour tel ou tel engagement au service des autres, proches ou lointains, et demeurer dans l’ombre, faute de capital symbolique et culturel, faute de maîtriser certains codes sociaux en vigueur dans les « hautes sphères ». On peut enfin enchaîner les cartons d’audience en jouant sur les bas instincts, en clivant le public, en déchaînant les passions tristes. Cela vous évoque quelque émission de talk-show ? C’est donc que vous voyez où je veux en venir !
De mon point de vue, l’exposition médiatique repose en partie sur du sable. La notion même de « personnalité », invoquée par le formateur, se révèle assez vite factice. Car enfin, qu’entend-on par-là ? Veut-on suggérer que les millions d’hommes et de femmes qui ne font jamais la Une des journaux, ne passent jamais ni sur les ondes ni à la télé, seraient dénués de personnalité ? Il y a là un mépris sourd et une ignorance crasse de ce qui fait la valeur d’un individu.
Personnellement, en tant que biographe, ce qui m’intéresse, c’est de parvenir à libérer de l’oubli des destins singuliers. Je ne troquerai pour rien au monde ces instants magiques où, au détour d’une confession, un client ou une cliente réalise que sa vie, ou celle d’un aïeul, a en fait une portée universelle. Magnifier « les petites mains » de la grande Histoire, permettre à des familles de se rassembler autour d’une mémoire commune, élever le papier jauni d’une lettre oubliée dans un coin de grenier à la dignité d’une archive historique, voilà le sens de mon métier !