Aujourd’hui, je souhaite partager avec vous mon coup de cœur pour une biographie dans laquelle je me suis replongé récemment, en suivant les débats mémoriels qui ont accompagné l’entrée au Panthéon des époux Manouchian.
« Imbéciles, c’est pour vous que je meurs !… », tel est le titre de l’ouvrage(*), en écho direct à la célèbre interpellation lancée par un autre héros de la Résistance, Valentin Feldman (1909-1942), à la face des soldats allemands qui l’ont exécuté le 27 juillet 1942.
Le nom de Valentin Feldman était quelque peu tombé dans l’oubli, au contraire de ce cri sublime. Pourtant, si ce dernier continue de résonner en nous, c’est qu’il témoigne de la grandeur d’âme de celui qui l’a émis à l’instant fatidique, juste avant de s’effondrer sous les balles nazies.
On y discerne, pour reprendre les termes de l’historien, Pierre-Frédéric Charpentier, auteur de cette magnifique biographie, « l’exigence d’une morale individuelle élevée, l’expression d’une forme d’absolu de l’individu confronté au destin et à la mort, et enfin une expression qui pouvait avoir valeur de paradigme de la résistance intellectuelle ».
Jean-Paul Sartre, la figure tutélaire de l’existentialisme, dont Feldman fut proche, a consacré quelques belles lignes à l’ultime parole de son camarade, dans les années d’après-guerre. Robert Schumann, ancien porte-parole du général de Gaulle, en a également fait l’éloge, dans l’une de ses dernières interventions à la tribune du Sénat, en 1997. Près de dix ans plus tôt, Godard, pape de la Nouvelle Vague, s’en était saisi pour l’un de ses courts-métrages, Le Dernier mot. La liste est longue de celles et ceux que les mots de Feldman ont inspirés.
Reste qu’une simple phrase, même reprise et commentée à l’envi durant des décennies, ne saurait se substituer au récit d’une existence particulièrement en prise avec son temps. Il y avait donc matière à se saisir de ce cri flamboyant afin de remettre en lumière l’itinéraire de celui qui fut, de son vivant, un antifasciste conséquent, un philosophe épris d’action et soucieux de l’avenir du monde.
C’est à cette tâche que Pierre-Frédéric Charpentier a consacré pas moins de vingt ans de recherches minutieuses. Grâce à son travail de longue haleine, on redécouvre un personnage fascinant, dont certains positionnements courageux s’avèrent des repères précieux, dans une époque qui voit resurgir les extrémismes et une guerre sanglante aux portes de l’Europe.
Né à Saint-Pétersbourg, le 23 juin 1909, au sein d’une famille juive laïque, originaire d’Ukraine, Valentin est resté marqué par les horreurs de la guerre civile : les massacres antisémites, commis essentiellement par les armées blanches, et la terreur instaurée par les Bolchéviks. Face aux persécutions, le chemin de l’exil s’est imposé à celui qui n’était alors qu’un enfant, de surcroît orphelin de père (ce dernier est mort en 1916, lors d’un naufrage en mer Noire). En 1922, avec sa mère Esther, il quitte Kherson, en Ukraine, pour se réfugier à Paris. La fameuse méritocratie républicaine tricolore, malgré ses limites indéniables, permet alors au jeune Valentin de réaliser de brillantes études puis, très vite, de s’imposer comme l’une des voix les plus prometteuses de l’intelligentsia française.
L’historien relate les rencontres avec Sartre et Beauvoir, Lévi-Strauss, Simone Weil ; l’influence décisive de Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et éminent spécialiste en esthétique, discipline dans laquelle Valentin Feldman s’illustre à son tour (il publie l’Esthétique française contemporaine, en 1936). On suit aussi Feldman dans ses premiers émois amoureux, jusqu’à la rencontre de Yanne, également philosophe, qu’il épouse en 1933 et avec laquelle il a une fille, Léone, l’année suivante.
Sous la plume de Pierre-Frédéric Charpentier, l’évocation des turbulences dans la vie du couple s’entremêle subtilement avec celle des déboires académiques de Valentin, plusieurs fois recalé à l’oral de l’agrégation pour une insuffisance en grec ancien, ou bien encore, avec la chronique des engagements politiques, à la SFIO d’abord, au PCF ensuite.
La question du rapport de Valentin Feldman au communisme est évidemment centrale. Elle révèle la complexité du personnage. Si l’intellectuel garde un souvenir douloureux de son départ précipité d’Ukraine, il n’en est pas moins irrésistiblement attiré par une idéologie qui prétend œuvrer à l’émancipation concrète, matérielle, de l’humanité. Le parti-pris de Feldman revêt une dimension religieuse, quasi mystique, lourde d’aveuglements. Cependant, en tension avec cette tendance, le communisme de Feldman demeure fondamentalement celui d’un être épris de justice et de liberté par-delà les frontières. C’est déjà à l’aune de cet idéal internationaliste et universaliste que le philosophe plaide, en 1936, alors qu’il est toujours membre de la SFIO, pour le soutien aux Républicains espagnols, à rebours de la politique de non-intervention du gouvernement Blum. C’est encore cette vision qui conduit le militant à dénoncer, avec son nouveau parti (il a adhéré au PCF en 1937), les accords de Munich abandonnant les Sudètes à l’Allemagne hitlérienne au prétexte de « sauver » la paix.
Autant dire que l’annonce, un an plus tard, du Pacte germano-soviétique sera un véritable traumatisme personnel pour Feldman. Et c’est à la fois en rupture avec la nouvelle doctrine du Komintern et en fidélité avec son propre refus d’un « pacifisme intégral » que le jeune philosophe s’engage dans l’armée et vit de l’intérieur la débâcle de 1940 (il en tirera un Journal de guerre, exhumé en 2006).
Mais n’allons pas plus loin, ici, dans l’histoire de Valentin Feldman. N’abordons pas les circonstances de son entrée en résistance et de son arrestation, ni les efforts désespérés de ses proches pour tenter de le faire libérer, car ce serait vous gâcher le plaisir de la lecture du livre de Pierre-Frédéric Charpentier.
Je veux seulement souligner, pour finir, la virtuosité dont cet auteur me semble faire preuve dans sa manière de croiser l’intime et le politique, les grands faits historiques et les anecdotes saisissantes. Par son entremise, on voit se dessiner le portrait d’un intellectuel de haut vol, à la fois penseur exigeant et humaniste passionné.
Puisse cette biographie redonner à Valentin Feldman, parti trop tôt, la place qu’il mérite dans nos hommages publics.
*« Imbéciles, c’est pour vous que je meurs !… » – Valentin Feldman (1909-1942), de Pierre-Frédéric Charpentier, CNRS Editions 2021, 25€.