Aujourd’hui, je souhaite partager avec vous un petit retour d’expérience personnelle. Il se trouve que par les hasards de la vie, une partie de ma belle-famille vit désormais en zone de guerre, à quelques encablures d’une ligne de front. Les coupures d’électricité sont fréquentes, les déplacements quotidiens périlleux, le moral souvent en berne. Mon épouse n’a pas vu ses parents depuis déjà trois ans, mais elle parvient à communiquer avec eux chaque semaine, grâce aux moyens de technologie modernes qui, paradoxalement, fonctionnent à plein régime au milieu du chaos.
Une telle situation d’incertitude quant à l’avenir exacerbe les émotions. De notre côté, le sentiment d’impuissance se mue parfois en culpabilité. Pourquoi sommes-nous épargnés, tandis qu’ils sont, eux, exposés à la barbarie ? En face, la lassitude est palpable. Il n’est pas rare que les conversations par écrans interposés soient entrecoupées de longs silences résignés : que peuvent, en effet, les mots, contre les souffrances endurées ? Ne sont-ils pas forcément un peu dérisoires, toujours en décalage par rapport à un réel impitoyable et qui semble devenu aveugle à la raison ?
Ce qui, au fond, finit par s’imposer comme notre terrain commun, par-delà les milliers de kilomètres de séparation, c’est l’angoisse. Une angoisse sourde et terrible, la peur d’une perte irréparable, la crainte que les choses n’empirent encore.
Mais du cœur de cette vulnérabilité émergent aussi, parfois, quelques lueurs d’espoir qu’il nous appartient d’entretenir, de préserver et faire grandir.
C’est ainsi qu’est née l’idée d’un travail sur la mémoire de ma belle-famille. Dans les souvenirs d’enfance de ma femme, un visage revient souvent. Il est bienveillant, tendre et sécurisant : c’est celui de sa grand-mère paternelle. Or, celle-ci, disparue en 2000, a traversé avec résilience certaines des pires épreuves du siècle précédent. Pourquoi, alors, ne pas interroger mes beaux-parents quant à cette trajectoire qui, manifestement, continue d’inspirer la descendance ?
Ma bien-aimée a d’abord été sceptique : son père, d’un naturel plutôt taiseux, ne se livrerait jamais à l’exercice.
Elle s’est trompée. L’intéressé a immédiatement accepté, et avec quel enthousiasme ! Depuis, les échanges par Skype se multiplient à un rythme effréné. Et tout le monde veut apporter sa pierre. La mère fouille le grenier de sa maison pour retrouver des archives, des photos de l’aïeule. Elle appelle sa fille, la voix tremblante, car elle ne retrouve pas la coupure d’un journal local où le parcours de la grand-mère était évoqué avec force détails qui auraient pu se révéler précieux. Il faut la rassurer, la réconforter. Non, ce n’est pas grave, nous ferons sans. Nous croiserons d’autres souvenirs, d’autres images jusqu’à combler les trous. Nous bricolerons et retaillerons inlassablement le matériau. Et celui-ci, si modeste soit-il à première vue, gagnera en épaisseur et livrera ses secrets.
Elle repart alors à la pêche et, quelques heures plus tard, le téléphone sonne à nouveau : elle n’a pas remis la main sur le fameux article, non, mais elle a découvert un petit carnet noirci de dates et de notes griffonnées par la défunte. Une mine d’or, à n’en pas douter !
Cette fois, au bout du fil, la voix de la mère est presque chantante, enjouée. Comment est-ce possible, alors que tout est sombre alentour ?
Le père, lui, se révèle intarissable. Il se prend au jeu des interviews. « Tu m’enregistres, là ? Tu es sûre ? », s’enquiert-il à maintes reprises, auprès de sa fille.
Et maintenant, c’est la sœur, exilée, qui se manifeste. Elle aussi a des souvenirs de sa grand-mère. Et elle compte bien nous en faire profiter.
Impossible d’entrevoir, à ce stade, le produit final de cette plongée à corps perdu dans le passé familial. Livre ? Brochure ? Pour le cercle des intimes, ou un public plus large ? Nous verrons bien, en temps voulu.
Mais ce qui ressort déjà, ce qui frappe, c’est à quel point l’exploration de la mémoire redonne force et vitalité à ceux qui s’y adonnent, même et surtout lorsque les conditions s’avèrent hostiles. Certes, la guerre continue, elle broie, elle fracasse. Elle répand ses saloperies. Pourtant, l’angoisse se dissipe. L’entrée en biographie offre du réconfort. Elle est résistance !